3/97 - John-Antoine Nau, une poétique de l'ailleurs

John-Antoine Nau, une poétique de l'ailleurs,
Article paru dans la revue Les saisons du poème, n°25, mars 1997.


 John-Antoine Nau, de son vrai nom Eugène Torquet, évolua toute sa vie sous le signe de quatre constantes universelles dont il fit ses constantes : le Soleil, la mer, l'amour, l'ailleurs. Ce sont ces impressions qui se déroulent le mieux en parcourant son œuvre et en font un impressionniste du vers au fond de toile insulaire et sauvage.
 S'il n'est plus lu aujourd'hui, son nom demeure familier à quelques cruciverbistes éclairés qui trouvent avec lui, en trois lettres, le premier lauréat du prix Goncourt (Force ennemie, 1903). Mais s'il fut prosateur et romancier du dépaysement et de l'espace (Lettres exotiques, Lettres de Corse et de Bretagne, Archipel Caraïbes, Cristobal le poète), ses romans et son couronnement au Goncourt allaient être un tremplin pour le poète, déjà auteur en 1897 de Au seuil de l'espoir (publié chez Léon Vannier, l'éditeur de Laforgue et de Verlaine) où s'esquissent son univers marin, sa mélancolie et sa quête d'amour idéal...

Il est bien seul, avec le vent du large - amer -
Pénétrant les cloisons de l'haleine marine;
Et sur le manuscrit micacé d'eau saline
Miroitent les yeux pers et railleurs de la mer

... thèmes accompagnant également les recueils qui suivirent : Hiers bleus (1904), Vers la fée Viviane, En suivant les goélands (1914).

 Né en 1874 à San Francisco, Nau vient en France après la mort de son père durant les années de la guerre de sécession. Il a alors sept ans et s'installe avec sa mère au Havre. Mais il garde en lui l'attrait de son enfance exotiquement américaine et sa ville portuaire entretient l'appel du large. 
 Sitôt majeur, en 1881, il s'engage comme pilotin sur un voilier. Débute alors une vie d'errance et de voyages qui constitueront définitivement sa personnalité et sa ligne de conduite: désormais, le mouvement prendrait toujours le pas sur l'ancrage. 
 C'est d'abord les Antilles (Haïti, Martinique), donc la mer des Caraïbes et ses nombreuses îles, le Venezuela, la Colombie, puis les côtes américaines jusqu'à New York d'où il revient en France deux ans après son départ.
 Nau noue alors quelques amitiés dans le milieu de la bohème : il fréquente le Chat noir et le groupe des hydropathes mais délaissera assez vite les artifices de ce microcosme littéraire. 
 Nau (dans un article long et dense que Valéry Larbaud, un de ses admirateurs, lui consacre en 1924 dans "Nacion" on apprend que nao signifie "navire" en castillan ancien et que ce même terme devient "nau" en catalan moderne) a depuis longtemps fait son choix et de ce passage parisien il ne gardera que peu d'intimes : le poète Royère, le peintre Signac, le critique Fénéon (créateur de La Revue indépendante qui publia Verlaine et, bien malgré lui, Rimbaud, puis directeur de La Revue blanche).

 Marié en 1885, il choisit les Antilles pour son voyage de noces et rentre... un an plus tard, pour errer avec sa femme sur le sol français, toujours près de la mer : la Méditerranée (Saint-Raphaël), la Vendée (Les Sables d'Olonne), la Bretagne (Kermingham).

 En 1882, une fièvre tiphoïde le contraint à renoncer définitivement aux tropiques. Il vit alors au Lavandou (Méditerranée), puis à Carteret (Cotentin), avant de s'installer en Espagne en 1898 (les Baléares, puis les Canaries, puis l'Andalousie).
 En 1903, on le retrouve à Saint-Tropez. Ensuite cet infatigable voyageur passe plusieurs années à Alger, sept années encore en Corse, avant de s'éteindre en Bretagne en 1918.

 Tous ses recueils placent sa poétique sous le signe de l'espace et de l'ailleurs. Son lexique, tout de vols, d'horizons, de lagunes et de sillages; tout de baies, d'ambre et de parages, constitue une allégorie douce et colorée de son paysage intérieur, conviant au partage intime d'instants privilégiés qui sont autant de visions et d'impressions, tantôt positives, d'autres fois plus mélancoliques, scènes peuplées de personnages de mondes lointains. 
 Partout, des mouvements et des lumières; des ondulations de marins, de brises, de femmes, de pêcheurs et de chasseurs rêvés dont on se demande s'ils ne sont pas tout simplement des poètes; des mouvement lexicaux, glissements où s'immiscent des termes étrangers, souvent hispanisants; des mouvement enfin dans la structure même du vers car l'œuvre de Nau, souffle léger et rose dans le soleil couchant, murmure parfois, trouve son importance aussi dans l'histoire du vers libre et les connaisseurs avertis où historiens de la poésie pourraient situer son rythme au croisement de Walt Whitman, Gustave Khan ou Henry Jean-Marie Levet.

 Le poète est au cœur du monde, dans un espace interne qui est espace local et presque instantanément espace globale. Nau est à la fois une île et un navire, permanents dans sa thématique, voyageant pour lui et vers lui, par le monde, sans soucis d'une gloire qui vint presque par hasard et s'en fut presque aussitôt.
 Jamais il ne courtisa ni ne cultiva sa passagère célébrité. Jamais il n'égara l'élan de son vitalisme fondé sur la simplicité et l'authenticité de vivre, sur l'apparence reposée du mouvement, le naturel du lyrisme, la tranquillité de l'exil.
 En fait, il ne cultiva que son jardin, à Huelva, en Andalousie, non dans le symbolisme voltairien de la sagesse d'une fin de vie mais comme parenthèse entre deux départs; et s'il dût finalement vendre maison et verger, ce fut aussi dans cette période rustique qu'il mit à jour son futur Goncourt.

 Parions que Nau, discret annonciateur en son temps d'un cosmopolitisme qu'effleurent certains titres de Hiers bleus (Tenerifa, Courant antillais, Sunny summer day), discret annonciateur d'une modernité où le poète "pourra visiter toute la planète", "se faisant citoyen de tous les pays", reviendra un jour (à la faveur d'une réédition qui le tirerait de l'oubli) faire escale chez les lecteurs, toujours plus nomades, d'un nouveau millénaire.

 Antoine Macaire




                            L'ILE

L'île qui somnolait dans ses tulles de rêve
Se dresse, à présent, bloc de granit bleu, brutal,
Donjon sombre cerné d'un trait net de métal
Qui se mire tout fauve en le béryl des grèves.

Puis dans le soir plus doux, - clair encore, - des bois
Moutonnant sur le roc l'animent de feuillages;
On devine les murs fleuris de blancs villages
Et le planant parfum des choses d'autrefois...

Retour !... Mais la prison brumeuse aux lourdes gazes
Qu'étoile le couchant de mouvantes topazes
Se referme sur l'île entrevue un moment.

Et l'on songe aux cités pour une heure éveillées,
Aux Vinlands populeux jetés distraitement
A l'effroyable nuit des terres oubliées.





                             BIADJAWS (extraits)

Dans l'immense vide lumineux
A des semaines des rades connues,
Le voilier envolé dans le bleu,
Eblouissant comme brumeux
De blancheurs vibrantes et tendues,
Turgides cumulus au fil du vent,
Croise un praw lentement dérivant
Comme abandonné qui roule
Bord sur bord en un chatoyant sommeil,
Sur le cristal croulant de la haute houle
Toute diaphane de soleil.

.................................................................................

Ils voguent ainsi, les biadjaws errants,
Peuplade éparpillée aux creux des lames vertes, -
Des ports silencieux et transparents
Celés par les droits murs décevants
Des côtes barbares ou désertes, -
Des arcanes que la gangue des rocs étreint
Aux grands mystères libres qui s'épandent
Entre les deux gouffres clairs de l'Espace Marin, -
Ils voguent, frôleurs d'irréel et de légende...

.................................................................................

Et las des aveux toujours renaissants
Des terres vierges aux parfums d'autres planètes,
Saoulés du merveilleux naïf qu'ils vont puisant
Aux sylves des lys bleus et des coupeurs de têtes,
Ils aspirent au grand calme vide, apaisant, -
A la suspension de vie en plein azur,
Trafiquants ? - on l'a dit; - pirates ? - c'est plus sûr :
Peut-être absurdement poètes ?


       John-Antoine Nau

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