09/96 - Henry Jean-Marie Levet, poète du cosmopolitisme

Article publié dans la revue Les saisons du poème, n22 en septembre 1996.

Henry Jean-Marie Levet, poète du cosmopolitisme



 Ce poète méconnu naquit en 1874 à Montbrison (Loire). Il était l'héritier unique d'une véritable dynastie de notables républicains du montbrisonais. Son grand-père paternel fut conseiller de préfecture, député de la Loire, puis sous-préfet de Grasse; son père fut pendant trente ans député-maire de Montbrison.

 Henry Levet afficha très tôt un caractère fantaisiste et original, comme en témoigne Marcel Ray, un camarade de Valéry Larbaud : "Il avait, sous un feutre noir cabossé, les cheveux teints en blond verdâtre (...) Mais les dames de Montbrison, qui le voyaient tous les  jours, ne le trouvaient pas plus étrange qu'une gargouille de cathédrale et lui disaient bonjour sans émoi, même quand il avait pris soin de faire passer ses cheveux du vert au bleu pale, et d'assortir chaussettes et cravate à cette nuance nouvelle." Tous les témoignages et portraits que l'on possède à son sujet concourent à donner de lui l'image d'un personnage attachant, excentrique et sensible... "Il aimait les déguisements, le flegme et la tendresse" écrira de lui son grans ami Léon-Paul Fargue.

 Vers 1895, Levet "monta" à Paris où il ne tarda pas à fréquenter Le Chat Noir et tous les cafés parisiens à la mode de Montmartre, Montparnasse et des Buttes Chaumont. Appartenant plus ou moins à la bohème parisienne, fréquentant aussi bien les demi-mondaines (Fanny Zaessinger, Liane de Pougy) et les peintres (Francis Jourdain, Jules Chéret, Toulouse-Lautrec), les poètes et romanciers (Léon-Paul Fargue, Oscar Wilde), il collabora deux ans au "Courrier Français", organe très libéral de cette fin de siècle dans lequel écrivaient de grands pamphlétaires tels Jean Lorrain ou le futur "barde aux 150 000 vers" Raoul Ponchon. Levet y fit paraître une dizaine de critiques théâtrales, une dizaine de petits récits amusants et légers, plusieurs articles satiriques et une vingtaine de poésie fantaisistes aux formulations souvent étonnantes : Vers de terre à terre factice / Qu'enfantera quelque novice / Monté sur Pégase poney...

 En décembre 1897, Levet fut chargé de mission en Inde et en Indochine par le ministre de l'Instruction Publique jusqu'en juin 1898. Il voyagea aussi à Aden, puis fut chargé de la chancellerie de Manille de 1902 à 1906, avant d'être nommé aux Canaries. Phtisique, il n'y demeura que quelques mois et revint à Menton où il mourut en décembre 1906, à trente-deux ans.

 Ce qui fera la gloire posthume de Levet, ce sont les quelques dix poèmes composant les Sonnets torrides et les Cartes postales, disséminés entre 1900 et 1902 dans plusieurs revues parisiennes et rassemblés par Valéry Larbaud en 1921 sous le titre d'ensemble de Cartes Postales. Rompant avec toutes les influences, Levet y épanche une nature profondément mélancolique et désabusée, menant à bien dans le même temps un projet original : celui de créer une véritable poétique du cosmopolitisme, du dépaysement, de l'ailleurs, à cette époque où la France vit au rythme des colonies d'où reviennent les paquebots les cales pleines de nouvelles odeurs, de nouvelles sonorités, de nouveaux récits.

 Cadrés par une métrique particulière qui hésite parfois entre classicisme et vers-librisme mais sait toujours suggérer un sens et une musique, Levet élabore un matériau langagier brut et neuf dans lequel se mêlent les termes du lexique français aux charges exotiques très fortes, des anglicismes, des termes étrangers aux consonances nord-africaines, indiennes ou espagnoles, pleines de couleurs et d'orthographes extraordinaires. Dans le foisonnement de ce bariolage lexical se croisent des personnages désenchantés, minés par la solitude ou la maladie, et s'enchevêtrent des scènes dépaysantes.

 Son œuvre si rare, pleine d'ironie et de détachement, pleine d'une délicatesse d'esthète et d'une fine modernité, se doit d'être découverte et savourée comme un produit de luxe. Cas unique dans la littérature française, ce poète qui créa un comité pour faire ériger une statue à Rimbaud, qui fut longtemps "tourmenté par un certain esthétisme anarchique" et qui influença Larbaud, Cendrars, Morand ou Brauquier, est passé à la postérité pour trente poèmes, dont dix ont des allures de petits chefs-d'œuvre. Il est l'incarnation première de l'espéranto poétique.

     Antoine Macaire







Les bureaux ferment à quatre heure à Calcutta;
Dans le park du palais s'émeut le tennis ground;
Dans Eden Garden grince la musique épicée des cipayes;
Les équipages brillants se saluent sur le Red Road...

Sur son trône d'or, étincelant de rubis et d'émeraudes,
S.A. le Maharadjah de Kapurthala
Regrette Liane de Pougy et Cléo de Mérode
Dont les photographies dédicacées sont là...

- Bénarès, accroupie, rêve le long du fleuve;
Le Brahmane, candide, lassé des épreuves,
Repose vivant dans l'abstraction parfumée...

- A Lahore, par 120 degrés fahrenheit,
Les docteurs Grant et Perry font un match de cricket, -
Les railways rampent dans la jungle ensoleillée...

 British India, à Rudyard Kipling









On regarde briller les feux de Port-Saïd,
Comme les juifs regardaient la Terre Promise;
Car on ne peut débarquer, c'est interdit
- Paraît-il - par la convention de Venise

A ceux du pavillon jaune de quarantaine.
On n'ira pas à terre calmer ses sens inquiets
Ni faire provision de photos obscènes
Et de cet excellent tabac de Latakieh...

Poète, on eût aimé, pendant la courte escale
Fouler une heure ou deux le sol des Pharaons,
Au lieu d'écouter Miss Florence Marschall
Chanter "The Belle of New York" au salon.

   Egypte - Port-Saïd, en rade.   A Gabriel Fabre.



 
 







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